Chapitre 7

 

OMBRES

 

 

Les résidents de surface les appelaient les « ombres », ces taches d’une troublante obscurité, difficiles à localiser dans le contraste qu’elles formaient avec les nappes de clarté adjacentes. Mais pour Jarlaxle, qui, des siècles durant, s’était aventuré dans les sombres Abysses de l’Outreterre, ces « ombres » n’étaient que des zones d’intensité lumineuse plus faible. Le drow n’eut donc aucune difficulté à discerner l’homme recroquevillé près d’un tas de détritus dans la ruelle jouxtant l’immeuble au deuxième étage duquel Entreri et lui partageaient un appartement. L’imbécile était si visible que Jarlaxle ne parvint qu’à grand-peine à se retenir de ricaner lorsqu’il passa devant sa cache pour se diriger vers l’escalier en bois qui menait à l’entrée de son logement.

Au bas des marches, le drow regarda autour de lui d’un air nonchalant. Il localisa un deuxième personnage qui courait le long des toits d’un immeuble contigu.

— Qu’as-tu fait, Artémis ? murmura Jarlaxle dans un souffle.

Il s’engagea dans l’escalier, avant de s’arrêter net et de se retourner, comme s’il avait oublié quelque chose. Il poussa même la duperie jusqu’à claquer des doigts avant de se précipiter dans la direction d’où il venait. Il savait que tous le regardaient et qu’ils étaient probablement plus de deux.

Mais comment auraient-ils pu s’étonner de sa décision d’entrer dans la boulangerie Piter, avec ces effluves délicats qui émanaient de la porte ouverte ?

 

* * *

 

Le demi-tour du drow avait peut-être trompé les hommes postés en embuscade, mais il fut fort révélateur pour Artémis Entreri, qui observait la scène depuis la petite fenêtre de l’appartement donnant sur la rue. Il comprit la signification des mouvements quelque peu exagérés de Jarlaxle, son claquement de doigts et son expression feinte de négligence.

Nul doute que des agents de la citadelle des Assassins se trouvaient tout près et que le drow les avait repérés.

Il attendit quelques instants pour voir si l’un de ces espions emboîtait le pas à Jarlaxle, mais aucun ne le suivit, et il recula vers le centre de la pièce pour réfléchir sur l’action à entreprendre. Ces hommes étaient très certainement supérieurs en nombre, et la première règle dans ce type de situation était de ne jamais se laisser acculer. D’un pas rapide, il se dirigea vers la sortie, tira son épée et sa dague et poussa le battant. Il sortit à vive allure en murmurant le mot de passe « blanc » pour ne pas être tué sur place par la magie du piège qu’il installait.

En passant sous le chambranle de la porte, il sauta et bloqua son poignard dans les boucles de la chaîne d’argent qui contenait une petite statuette en forme de dragon rampant, dont les yeux brillaient comme des pierres de lune. D’une rotation du poignet, il plaça l’objet sur la lame de son arme ; d’une deuxième vrille, il la fit tomber dans une bourse et d’une troisième, il replaça la dague dans son fourreau, la fine chaîne de la statuette toujours enroulée autour. Tous ces mouvements furent exécutés avec tant d’habileté et de vitesse qu’ils semblèrent ne faire qu’un seul.

Trois pas de course suffirent à Entreri pour se retrouver dans le couloir menant à l’entrée, sur le balcon puis dans l’escalier qui donnait accès à la rue. Il se dit qu’il devrait peut-être s’arrêter afin de vérifier si ses invités non désirés avaient placé un piège sur la porte, mais supposa qu’il n’en avait pas le temps et se contenta de se baisser pour passer à toute vitesse. Sur le balcon, il prit rapidement sur la gauche, en direction des marches, puis commença à les descendre ; une, deux, trois enjambées. Là, encore à plus de mi-hauteur, il franchit la balustrade qui lui arrivait à la taille, l’attrapant de sa main libre, puis roula en avant pour absorber le choc, avant de se redresser, déjà en mouvement. En courant dans la rue, il sentit les yeux des archers sur lui.

La petite charrette à deux roues d’un marchand des quatre saisons se trouvait en face de l’escalier. Le négociant jovial et son fils adolescent s’entretenaient avec un jeune couple qui inspectait les produits ; scène des plus typiques dans les rues d’Héliogabale.

Pas tout à fait, peut-être, constata Entreri en s’approchant ; il remarqua en effet que les quatre personnes n’avaient pas réagi assez vite à son apparition aussi soudaine qu’inattendue et à son empressement manifeste, ni même au fait qu’il tenait à la main une épée à lame rouge, extraordinairement ouvragée. Il échangea un regard avec le marchand barbu, l’espace d’un bref instant, qui lui suffit pour voir dans les yeux sombres du négociant que celui-ci semblait le reconnaître. Ce n’était pas le regard d’un vendeur habitué à le voir passer, mais celui d’un homme qui venait de trouver ce qu’il cherchait.

Entreri chargea au moment même où il entendit le cliquetis d’une arbalète quelque part sur le côté, suivi du murmure du carreau qui traversait l’air juste derrière lui. Il tira de nouveau sa dague, en veillant bien là encore à conserver l’embout de la lame pour que la chaîne d’argent ne glisse pas lorsqu’il retira la statuette de la bourse.

L’homme et la femme à proximité de la carriole retirèrent leurs capes de paysans et se retournèrent, armes au poing, mais Entreri s’élança entre eux et, d’un geste habile de son épée, les projeta à terre dans des directions opposées.

D’un bond, il fut tout près de la charrette. Un autre saut lui permit de dépasser le prétendu marchand et le jeune homme, avant de filer dans la ruelle. Sa dague frappa de nouveau en hauteur lorsqu’il passa sous un treillage qui unissait les immeubles. Il l’enfonça dans la poutre de bois, la statuette du dragon se balançant en dessous. Il atteignit le sol en plongeant plus qu’en courant, conscient du peu de temps dont il disposait et de la proximité de ses poursuivants.

Ces derniers, il le savait, ne connaissaient pas le mot de passe et ne seraient pas en mesure d’identifier le dragon.

Il filait dans la ruelle, tous les moyens étant bons pour avancer le plus vite possible, même les roulades, lorsque le piège s’actionna derrière lui. Il sentit un souffle de gel qui le transperça jusqu’aux os et laissa une brûlure rouge sur la cheville de l’une de ses jambes. Il tenta de se mettre debout, mais sa jambe était engourdie et il se retrouva rapidement à terre, le visage contre le pavé. Il continua à rouler, son épée fendant l’air, persuadé qu’un autre tueur le rejoindrait en moins de temps qu’il en faut pour le dire.

 

* * *

 

Une tarte à la main, Jarlaxle était appuyé nonchalamment contre le comptoir de Piter et observait le couple qui entrait, un homme et sa compagne, jolie et menue. Ils ne se quittaient pas des yeux et ne cessaient de rire.

Le drow savait reconnaître un simulacre lorsqu’il en voyait un.

— Ah, les débuts d’un amour ! s’exclama-t-il sur un ton théâtral. Mon bon Piter, je serais très heureux de leur offrir leurs pâtisseries.

Le couple regarda Jarlaxle, d’un air de perplexité bien simulé. Jarlaxle lança la tarte en direction de l’homme, mais très haut. Comme il tentait de la rattraper, son gilet se souleva, révélant la poignée de deux dagues usagées.

Jarlaxle jeta la seconde pâtisserie avec plus de force, non que pour l’autre la rattrape, mais pour le surprendre.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? hurla la femme lorsque le mets vint s’écraser sur le visage de son amant, qui cria à son tour, mais de douleur.

— Jarlaxle, mais que fais-tu ? demanda Piter d’un ton ferme.

— On en veut à ma vie ! clama l’homme surpris.

Il porta les mains à sa figure, projetant de la crème partout, pour finalement révéler une petite flèche dissimulée à l’intérieur de la tarte, et qui était venue se planter dans sa joue. Il chercha à l’atteindre de ses doigts tremblants, sans toutefois parvenir à s’en saisir.

À ses côtés, la jeune fille se mit à hurler.

Jarlaxle avait replié les bras, les mains à hauteur des épaules, prêt à les baisser et à invoquer deux épées magiques grâce aux bandes de protection qui entouraient ses poignets. Il pouvait faire apparaître des dagues par la simple pensée, puis transformer ces armes magiques en épées d’un seul mouvement.

Il s’abstint d’agir ainsi, car la réaction de la jeune fille ne fut pas celle qu’il attendait. L’homme, de façon prévisible, s’écroula au sol, les yeux s’enfonçant dans le crâne, de l’écume jaillissant de sa mâchoire affaissée.

— Jarlaxle ! s’écria Piter, se jetant à terre à côté de son investisseur. Qu’as-tu fait ? Oh, Clairelle ! Oh, Mischa !

Le drow se racla la gorge lorsqu’il vit Piter porter secours à Clairelle qui tentait de soutenir son amant écroulé.

— Tu les connais ? demanda-t-il.

Piter le regard d’un air troublé.

— C’est la fille de Maringay et son futur mari ! Ils vivent à côté de chez toi. L’union est prévue au printemps et je… c’est moi qui devais… oh, mais qu’as-tu fait ?

— Je l’ai endormi, rien de plus, expliqua Jarlaxle. (Il passa devant le trio et se dirigea vers la porte.) Garde-les ici, car des tueurs sont dehors.

Clairelle le gifla, puis attrapa sa jambe de pantalon lorsqu’il passa devant elle.

— C’était pour son bien, mentit le drow, embarrassé. Votre vaillant amoureux aurait certainement tenu à se conduire en héros et le moment est mal choisi. Ferme ta porte à clé, Piter, qu’ils restent à l’intérieur. Si tu veux la vie sauve, ne sors pas !

Jarlaxle dégagea sa jambe, se donna la peine de pencher son chapeau pour saluer la jeune dame affligée, puis sortit rapidement. Il déboula dans la rue, commençant à douter de tout ce qu’il avait vu et supposé.

Mais il entendit le tumulte un peu plus bas, en face de son appartement. Un homme émergea en titubant de la ruelle, blanc et gelé de la tête aux pieds et avançant péniblement, très raide. Il vint s’effondrer sur la charrette des quatre saisons, l’impact déversant dans la rue un tas de pommes.

Des fruits si gelés que certaines volèrent en éclats comme du verre lorsqu’ils heurtèrent le pavé.

— Entreri, murmura le drow.

Il passa un anneau à son doigt et serra le poing pour lancer un sort. Il bondit dans le ciel, à près de trois mètres du sol, pour venir atterrir légèrement sur le toit de l’échoppe de Piter où il disparut rapidement.

 

* * *

 

Entreri tituba jusqu’au bout de la ruelle, bloquée par un mur devant lequel se trouvait un tas de cageots cassés et de vieux meubles en bois. Il avait pensé s’en servir pour se hisser de l’autre côté de la construction et dévaler la rue parallèle à celle dans laquelle il se trouvait, mais ses jambes lui obéissaient à peine, l’engourdissement qui se dissipait dans l’une d’elles lui faisant ressentir une douleur atroce et envahissante. Il jeta un regard derrière lui et vit le prétendu marchand et son fils allongés, complètement immobiles, sur le sol, recouverts de givre. Un troisième tueur, l’un des faux acheteurs, était appuyé contre le mur, comme gelé sur place, les yeux ouverts mais inutiles, les cils blanchis par le froid. Son compagnon tenta de sortir de la ruelle et trébucha sur la carriole de fruits partiellement glacée, avant de venir s’effondrer durement sur le pavé où il demeura, tremblant et impuissant, à l’agonie.

Mais Entreri se rendit compte que de nouveaux adversaires arrivaient lorsqu’il aperçut deux silhouettes filer à toute allure de gauche à droite, de l’autre côté de la rue.

Entreri savait qu’il avait des ennuis. Il se servit de la pile de détritus pour se redresser et essayer d’avancer, mais son pied engourdi ne le porta pas et il trébucha. Pourtant, il réussit à conserver sa stabilité et à ne pas tomber. Il se servit même de ce déséquilibre pour se hisser derrière les cageots en exécutant un demi-tour.

Une forme noire s’engagea dans l’étroit passage par l’angle le plus à gauche de la sortie ; elle longeait le mur et s’y appuyait en avançant avec précaution sur la surface gelée. Un second tueur arriva un peu plus vite et glissa sur la glace. Lorsque ses pieds touchèrent le sol sec, il trébucha en avant sur plusieurs mètres.

Si ses jambes l’avaient porté, Entreri aurait sauté pour l’intercepter et mettre à terre cet imbécile avant même qu’il retrouve son équilibre.

Mais il tenait à peine debout, alors passer à l’attaque…

L’homme se stabilisa et se redressa pour faire face à l’assassin, une longue épée rutilante à la main, un petit écu dans l’autre poing. Il resta hors d’atteinte et conserva une posture défensive, sans cesser de jeter des coups d’œil derrière lui à son compagnon qui approchait lentement.

— Magne-toi ! lança-t-il d’un ton dur. Ce rat est coincé.

— Ce rat qui gerbe du blanc comme un dragon, répondit l’autre.

— C’est ça, approchez et vous gèlerez sur place, bluffa Entreri.

Il s’arrangea pour prendre une posture qui donnait l’impression qu’il ne s’appuyait pas aussi lourdement qu’il le faisait contre le mur, mais en vérité, sans cette solide barrière derrière lui, il aurait basculé en avant. Il sortit son impressionnante épée et la plaça devant lui, puis agita la lame rouge d’un air cruel.

L’homme le plus proche de lui se redressa un peu et s’écarta d’un pas.

— Il nous a tendu un piège dans la ruelle, mais il ne peut plus rien faire maintenant, déduisit-il, devinant que l’assassin cherchait à les intimider.

— Si tu le dis, répliqua Entreri avec un rire malfaisant.

Puis il se mit à agiter sa lame comme une invitation.

Il réprima un soupir de soulagement lorsque l’autre recula encore d’un demi-pas, car il avait senti un léger fourmillement dans ses jambes, qui lui indiquait qu’il recouvrait légèrement ses sensations et que le sang s’était remis à circuler. Dans les instants qui suivirent, il dut faire appel à tout son entraînement pour réprimer des grimaces de douleur, mais il savait qu’il ne pouvait se permettre de trahir l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait encore.

Si les deux hommes attaquaient avec vigueur, c’en serait fini de lui.

— Knellict vous envoie, bien sûr, dit-il. Il m’avait promis de m’utiliser comme entraîneur, mais maintenant que six d’entre vous sont morts, il pense peut-être que je prends mon travail trop au sérieux.

Ses deux interlocuteurs échangèrent des regards nerveux. Mais, et c’était cela qui importait à Entreri, ils conservaient leur position et n’avançaient pas.

C’est alors que l’un des deux, le dernier arrivé, se redressa et se détendit, commençant à rire.

— Il croit que nous sommes six, fit-il en tapant sur l’épaule de son ami.

Celui-ci se mit aussi à rire bêtement.

Entreri comprit et déplora d’avoir à mourir de la sorte, frappé d’en haut, il en était certain, sans pouvoir se défendre de l’endroit où il se trouvait.

 

* * *

 

Malgré sa vitesse, malgré sa ruse, malgré les dénivelés et le revêtement des toits, Jarlaxle réussissait à maintenir son équilibre. À tout moment, il savait où il se trouvait, et lorsqu’il aperçut au-dessus d’une ruelle les deux hommes debout, l’un avec une arbalète, en train de viser, il sut qui était la cible.

D’un geste rapide et assuré, le drow sortit la main de sa cape ; il tenait l’arme préférée des membres de sa race, l’arbalète de poing. Il tira et regarda d’un air satisfait l’archer se convulser après avoir été touché par le minuscule carreau. Son comparse l’observa, surpris, mais le blessé ne put rien dire, déjà engourdi par le poison soporifique, basculant en avant, prêt à tomber.

L’autre homme le retint.

Jarlaxle se concentra et invoqua la magie noire des elfes, innée chez lui, et fit apparaître une sphère de ténèbres qui vint recouvrir les deux tueurs.

Il entendit le bruit caractéristique, le grognement puis le cri. Il fut plutôt satisfait, mais nullement surpris, lorsqu’il aperçut le mouvement sur le rebord de la corniche, juste en dessous de la sphère stationnaire ; l’archer tombait en avant et entraînait son compagnon dans sa chute.

— Entreri, qu’as-tu fait ? murmura Jarlaxle.

Le drow s’évanouit dans l’ombre des toits disparates, à la recherche d’un angle de vue sur la ruelle en dessous.

 

* * *

 

Entreri réagit à l’instinct lorsqu’il perçut des mouvements dans l’angle de son champ de vision. Il se jeta de l’autre côté de la ruelle étroite. Il veilla à conserver son équilibre, toutefois, car les deux vauriens avançaient. Rendus manifestement plus audacieux par l’arrivée de leurs renforts, ils chargeaient.

Soudain, Entreri se précipita en avant, épée au poing. Les nouveaux venus s’écroulèrent autour de lui. Mais il s’arrêta tout aussi brusquement, car son attaque n’était qu’une feinte destinée à lui faire gagner du temps pour parer la menace. S’il avait été moins bon combattant, son seul salut aurait été dans cette charge désespérée, pour tenter de passer entre ses deux adversaires et de s’enfuir.

Mais Entreri n’était pas homme à refuser de lutter.

Il tomba presque en s’arrêtant aussi brusquement, car il n’avait pas complètement recouvré la totalité de ses sensations dans une jambe. Il réussit néanmoins à prévenir sa chute et se rattrapa au mur de la ruelle pour retrouver son équilibre.

Il se tourna et faillit rester saisi du spectacle qui se déroulait devant ses yeux, celui de ses deux nouveaux adversaires affalés dans les détritus. L’un était totalement immobile et affaissé, tandis que l’autre hurlait de douleur, saisissant tour à tour son poignet, sa cheville, son genou, sérieusement blessés. Entreri comprit l’instant d’après, lorsque, levant le regard pour savoir d’où ils étaient venus, il aperçut un globe magique, obscur, suspendu dans l’air.

Jarlaxle.

Comme ses deux assaillants arrivaient vite, Entreri bondit sur eux et enfonça profondément la Griffe de Charon dans les corps de l’homme inconscient et de celui qui gisait sous lui. Le premier n’émit aucun son, comme s’il était déjà mort, mais le second hurla puis se débattit.

Entreri n’avait pas le temps de l’achever. Il retira son arme autour de laquelle du sang gicla. Il leva sa lame juste à temps pour écarter une épée qui plongeait vers lui et pour dégager le bras qui tenait la dague. L’assassin saisit son avantage, avança et frappa sans relâche, non dans l’espoir de toucher ses habiles adversaires, mais pour les forcer à reculer afin de retrouver une marge de manœuvre, et pour réagir si l’homme qui gisait en dessous de l’autre trouvait quelque force en lui.

Il plaça son pied arrière perpendiculairement à ses deux adversaires et à son autre pied. Il l’avança et frappa du talon, puis prit appui et gagna du terrain. Il recommença encore et encore, progressant rapidement dans un équilibre parfait et repoussa les deux tueurs. Il n’avait toujours pas recouvré ses sensations dans un pied, mais ses appuis étaient solides et assurés, étayés par la coordination de ses deux pieds, la jambe qu’il pouvait sentir guidant l’autre, engourdie.

Enfin, et juste avant qu’ils atteignent la zone encore glissante où le souffle du dragon blanc avait frappé, les deux tueurs réussirent à coordonner une contre-attaque. Ils se séparèrent et se tournèrent légèrement pour améliorer leur angle d’attaque.

Entreri sut que son moment était passé. Il reprit une posture défensive, les jambes écartées et bien stables, même si l’une était encore un peu raide et plus immobile qu’il le laissait paraître.

— Ah, mais il a tué Wyrt ! s’écria sur la droite le bandit qui tenait l’épée.

— Ferme-la ! lui ordonna son compagnon.

— Tu vas le rejoindre d’ici peu, promit Entreri.

Parler à ses adversaires lors des combats n’était pas trop dans ses habitudes, mais il lui fallait gagner du temps. Sa jambe fourmillait, elle le brûlait, et c’était tout ce qu’il pouvait faire pour dissimuler ses grimaces de douleur.

L’homme à la dague bondit, et Entreri para l’attaque au moyen de la Griffe de Charon. Mais son adversaire était rapide et rétracta son bras, avant de porter un second coup habile.

Il ne comprit pas.

Car même sur une seule jambe, même amoindri par la douleur, l’engourdissement et le déséquilibre, Entreri parvint facilement à ramener sa lame, qui avait atteint cette position alors que son adversaire commençait à retirer sa dague.

Entreri savait que la feinte ne se limitait pas à cela.

L’autre attaquant arriva par le côté, l’épée en avant, mais la Griffe de Charon amortit le choc, écarta la lame et repoussa l’homme.

Entreri mit tout son poids sur sa jambe gauche engourdie. Il devait lui faire confiance et il la bloqua, pivotant sa jambe droite vers l’arrière lorsqu’il anticipa le second coup de dague.

La lame ne porta pas assez loin et la pointe ne fit qu’effleurer sa hanche d’appui.

À sa décharge, l’assaillant mesura suffisamment vite son échec pour bondir en arrière et parer toute riposte.

Cela aussi, Entreri l’avait anticipé et, au lieu de poursuivre son attaque, il dirigea la Griffe de Charon sur son autre opposant. Par la magie de l’épée, il fit apparaître dans l’air une traînée de cendres opaques pour le protéger de la vue de son adversaire.

Il savait que l’homme se redresserait instinctivement avant qu’il parvienne à ramener son pied en arrière. À cet instant, Entreri s’agenouilla et abattit son épée sous le mur de cendres.

L’assassin sentit l’impact, puis le ligament et l’os qui résistaient à l’entaille cruelle, et l’épéiste se mit à hurler, à l’agonie.

Entreri se releva d’un tour sur lui-même, de gauche à droite, qui le campa face à l’homme à la dague. Un bruit sourd sur le côté l’avertit que le blessé s’était écroulé au sol et qu’il était hors de combat, pour un petit moment du moins.

Instinctivement, Entreri ramena son arme pour parer le coup qui ne manqua pas d’arriver, le poignard fila sur lui, suspendu, inoffensif, au bout de la lame rouge et sanglante de la Griffe de Charon.

Le tueur lança une autre dague.

Entreri sourit.

L’homme se retourna puis se mit à courir, implorant la pitié à chacune de ses enjambées. Il n’avait parcouru que quelques mètres quand il toucha la glace et s’affala. Il pleurait, criait, rampait, cherchant à s’enfuir comme s’il s’attendait que le coup fatal le frappe à tout instant. Il finit par atteindre le sol sec et s’enfuit à toute allure dans la rue.

Amusé, Entreri resta à l’observer.

Entendant un cri perçant derrière lui, suivi d’un gargouillis, il se retourna. Jarlaxle, debout, essuyait le sang d’une dague après avoir achevé l’homme à terre.

Le drow dévisagea Entreri un long moment et lui demanda silencieusement ce qu’il se passait. Entreri se contenta simplement de lui rendre son regard, Jarlaxle finit par détourner légèrement les yeux.

— Oh, merveilleux ! s’exclama l’elfe noir.

Entreri suivit le regard du drow, là où les cendres commençaient à se dissiper. À l’endroit où s’était trouvé l’homme, ne subsistaient que ses pieds, tranchés au niveau des chevilles. Le reste du corps était plus loin, écroulé contre le mur, les mains ensanglantées et tremblantes en l’air. Il n’essayait même plus d’endiguer le flux de son sang.

Jarlaxle se dirigea vers lui et l’examina.

— Tu saignes à mort, lui expliqua-t-il calmement. Ce sera long, mais pas plus douloureux que ce que tu vis actuellement. Tu auras froid, cependant, et ne panique pas lorsque le monde s’assombrira devant tes yeux.

Le blessé gémit, secoua la tête, les mains levées, implorantes.

— Peut-être que si tu es prêt à divulguer…, commença Jarlaxle.

L’homme agita furieusement la tête ou s’apprêtait à le faire lorsque Entreri rejoignit son ami et plongea la Griffe de Charon dans le cœur de l’imbécile.

Il retira l’épée, ne jeta qu’un bref regard à Jarlaxle, sans rien dire, puis se dirigea vers la ruelle pour récupérer sa dague et la statuette du dragon.

— Si tu ne cherches pas de réponses, c’est sans doute que tu les connais déjà, dit Jarlaxle.

Entreri continua à avancer et, fort heureusement, il avait recouvré suffisamment de sensations dans sa jambe pour conserver son équilibre sur la surface glissante de la voie gelée.

La route du patriarche
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